Friedrich Dürrenmatt,
si Divinement
Sarcastique

Le Centre Dürrenmatt à Neuchâtel - Arch. Mario Botta - Ph. W.Osowiecki -
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Friedrich Dürrenmatt - Autoportrait 1978 - craies sur papier. Collection du Centre Dürrenmatt Neuchâtel
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"Aucune importance !" lui répondit le procureur tout en essuyant son monocle. " Vraiment, c'est la moindre des choses : un crime, on en a toujours un !" Extrait de La Panne
Rira bien qui rira le dernier - Ce vers très connu du fabuliste Florian aurait pu servir de devise à Friedrich Dürrenmatt tant son oeuvre littéraire et pictural est empreint d’ironie, d’humour noir provocant dont le but est de ne jamais nous laisser en paix. Et s’il manie admirablement le cynisme, c'est toujours sans agressivité, sans véritable aigreur, ce qui fit en grande partie la popularité de ses pièces de théâtre. On vient assister à une comédie et non à une tragédie. Nous rions. Et pourtant...
J’ai découvert cet auteur grâce au film d’Ettore Scola : “La plus belle soirée de ma vie” * titre plus accrocheur que celui de la nouvelle dont il est tiré - “La Panne” - écrite en 1956. Interprété par les acteurs les plus talentueux de l’ancienne génération : Charles Vanel, Pierre Brasseur, Claude Dauphin, Alberto Sordi et Michel Simon, son scénario, d’une grande audace par son modernisme “chamboule-tout”, me sidéra, même s’il dut être tronqué en raison du décès inopiné de Pierre Brasseur. En rediffusant il y a quelques années ce film singulier, la chaîne Arte eut ce commentaire : “La saveur de ce film trop rare repose sur un mélange subtilement dosé de noirceur et de comique, où la justice parodique rendue par les quatre délicieux vieillards devient l’instrument d’une impitoyable vérité humaine. (...) le spectateur est partagé jusqu’au bout entre le rire et l’effroi” ** Rire et effroi, deux mots qui caractérisent Friedrich si finement traduits dans l'autoportrait ci-dessus.

Affiche du film d'Ettore Scola - La plus belle soirée de ma vie
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Dans son prologue, l’écrivain nous avertit : ”Nous ne vivons plus sous la crainte d’un Dieu, d’une Justice immanente, d’un Fatum, comme dans la Cinquième Symphonie, non ! plus rien de tout cela ne nous menace (...) C’est dans ce monde hanté seulement par la panne, dans ce monde où il ne peut plus rien arriver sinon des pannes, que nous nous avançons désormais. (...) il ne reste plus guère que quelques rares histoires (...) où la malchance va déboucher dans l’universel, une justice et sa sanction se manifestent dans le reflet que jette le monocle d’un vieil homme soûl”. Et ce charmant vieux monsieur, juge à la retraite, qui invite un sympathique représentant de commerce en panne de voiture à dîner copieusement chez lui avec ses amis - anciens avocat, procureur et bourreau - et à s’amuser à reconstituer un vrai procès, va prendre le visage du Fatum : “Oui, c’est avec la sentence que le geste de la Justice prend sa signification véritable. Et quoi de plus haut, de plus noble, de plus grandiose que la condamnation d’un homme à mort ?”
Dürrenmatt, le “semeur d’inquiétude” - Né en janvier 1921 à Konolfingen dans l’Emmental - on célèbre en cette année 2021 son centenaire - fils de pasteur et surtout petit-fils d’Ulrich Dürrenmatt, célèbre satiriste, poète et homme politique bernois dont Friedrich héritera l’esprit provocateur et le don de dégoupiller des grenades à la face du spectateur, Friedrich acquit une notoriété mondiale grâce à ses pièces de théâtre comme La Visite de la Vieille Dame (1956) et Les Physiciens (1961) ainsi qu’à travers les adaptations cinématographiques de ses romans comme Le Juge et son Bourreau (1952), La Promesse (1958) ou La Panne (1958). Mais il avait commencé fort avec Les Fous de Dieu (1947), une comédie qui scandalisa et Le Mariage de Monsieur Mississipi (1952) qui, par

Le regard malicieux de Friedrich Dürrenmatt dans les années 60
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son exposition de la nature grotesque de la condition humaine, agita les mentalités mais établit l’auteur comme l’un des dramaturges prépondérants de son époque. Comme son grand-père qui a été envoyé en prison pendant dix jours à cause d'un poème subversif, Friedrich dont les oeuvres ne sont que critique sociale acerbe, satire, exagérations jusqu’à l’absurde et gravité "burlesque" estimait qu’”une histoire n’est pensée jusqu’au bout que lorsqu’elle a pris la pire tournure possible.” Ce qui évoque la formule de Figure Carnavalesque du Renversement décrite dans mon article sur Le Clown et G. Esposito. Friedrich se définissait d’ailleurs comme un “semeur d’inquiétude”, un “philosophe du grotesque”*** lors d’entretiens avec l’écrivain et philosophe suisse Etienne Barilier publiés en 1996, mais “nullement désespéré, mot juste bon pour les romantiques”. Plutôt comme un “ infatigable débusqueur de paradoxes, un témoin lucide de son siècle.” "La justice on la respecte sans jamais se poser la question de sa légitimité.” La Visite de la Vieille Dame en est une frappante illustration.

L'extraordinaire Edwige Feuillère au Théätre de la Ville à Paris en 1976
“Moi, je suis devenue l’enfer” - Ces cinq mots condensent parfaitement ce qu’est le cauchemar vivant, déguisé en vieille sorcière milliardaire qui revient dans sa ville natale rendre un compte magistral à ceux qui l’ont trahie - au moment où ils lui préparent un accueil triomphal. Et pour cause. La ville est en état de faillite et la vieille cynique va en jouer avec maestria. Elle propose le dilemme le plus vicieux qui soit : “ Je vous donne cent milliards et pour ce prix je m’achète la justice !” Commencent alors des contorsions cérébrales avilissantes ; calculs d’intérêts personnels, déballage des vices cachés et des tendances néfastes de tous les habitants sans exception. Tout cela derrière un voile fugace de moralité, scrupules et humanisme. Les plans sur la comète que font les habitants à qui mieux mieux en dépensant un argent pas encore reçu (un morceau d'anthologie !) ; les répliques du maire, du proviseur, du médecin et du pasteur (qui tient le pompon) : “il faut apaiser (l’enfant qu’il doit baptiser) en le guidant d’une main sûre vers la seule lumière qui éclaire notre monde”, ou "Ill, pour votre âme cette épreuve est positive, rien que positive" sont un florilège d’hypocrisie, de fourberie, de bonne conscience purulente et d’instinct de meurtre. La vieille vient chercher SA justice.
“Elle est bel et bien là pour assister à un sacrifice humain”. Friedrich nous jette ainsi à la face ses convictions : “il n’existe ni justice, ni injustice, ni salut, ni vérité. Le monde est obscur et douteux ; les hommes sont renvoyés à eux-mêmes, Dieu et Diable confondus”**** Cette pièce dont la construction est fondée sur la manipulation des individus et la violence de leurs relations, assemble toutes les thématiques qui obsèdent Friedrich : la justice et son contraire, l’impuissance, la culpabilité, la vanité, la rancune meurtrière, l’intérêt et la duplicité, aurait pu valoir à Friedrich plusieurs années de cachot, à l’époque où son grand-père a écopé de 10 jours pour un poème insolent ! La réplique de Claire “les gens convenables sont ceux qui paient ; et moi je paie Güllen (le village) pour un meurtre : la prospérité pour un cadavre.” est un véritable missile envoyé à la face du public, sidéré mais... ravi.
Il aurait été intéressant de connaître mieux Friedrich pour tenter de le faire accoucher (au sens psychanalytique) de ce qui l’a poussé à imaginer une situation aussi inédite et cauchemardesque, dans laquelle une vieille femme retorse, flanquée de huit mariages et d’une fortune illimitée qu’elle n’a pas construite, vient chercher vengeance pour son lointain viol (dont le fruit est décédé) et de son abandon, auprès de gens dans un dénuement dont ils ne savent se tirer seuls.

Dessin de Jean-Denis Malclès, peintre, affichiste et décorateur de théâtre, pour les Ed. Gallimard
Quels comptes à régler nourrissait-il au plus profond de son inconscient ? La figure de la Mère est ici terriblement malmenée. Etait-ce une soupape intime ? Sans compter tous les autres symboles - comme le pasteur ; son père n'était-il pas pasteur ? - que l’on retrouve dans d' autres pièces. Si celle-ci fut à sa sortie le plus grand succès théâtral de Friedrich, ce n’est pas anodin. C’est que sous sa forme de fable, qui commence comme toute fable par installer un doux climat et créer un léger suspense, il nous fait une démonstration magistrale de la rouerie humaine, de “ l’obscurité douteuse du monde.” Son thème ici est particulièrement culotté et ce qu’il va chercher en chacun de nous - le pire - devrait nous interloquer, voire nous choquer et cependant, n’est pas fait pour nous déplaire. Même s’il dérange. Le théâtre est fait pour déranger, depuis la plus haute antiquité., encore plus quand il s'agit de tragi-comédie où tous les ressorts sont exploités.
C’est ce que firent Ionesco et Anouilh à la même époque, et plus tôt Strindberg, ou même G.B Shaw qui ont “modifié le rapport des spectateurs à la fiction" et qui furent aussi des rebelles Or, Friedrich sut à la fois mêler la cruauté sulfureuse au comique, et même au désopilant. Et c'est ce qui fit son génie.
